Exil

EFFACEMENT

La machine à coudre. Première en 1930.

 

Dos voûté. Repli du plexus solaire. Regard étourdi, fatigué, penché sur le sol.

Une des mains amorce la courbe du corps en direction du sol.

Le corps s'incline vers un but, un objet, un tissu.

Le buste s'étire vers l'avant pour atteindre ce tissu.

Les mains l'agrippent.

Le corps ne se projette pas. Il reste focalisé sur ce tissu qui prend tant d'importance.

Un duel se prépare entre la femme et le tissu.

 

Julia Marcus arrête l'école à treize ans pour travailler dans une usine de broderie.

 

Julia Marcus raconte un jour que la machine à coudre fait partie du quotidien des prolétaires en Suisse, où elle est née, et incarne un symbole social.

 

Un autre jour, Julia Marcus décrit le solo de la Machine à coudre : « J’avais extrait des mouvements des couturières, ce qui me semblait être l’essence de leur geste, un mouvement répétitif et extrêmement rapide des pieds et je moulinais des bras avec un tissu. C’était une répétition jusqu’à l’épuisement et, en quelque sorte, un travail d’abstraction à partir d’une tâche laborieuse, ancrée dans la réalité du travail, une danse finalement très simple et dépouillée. »

 

Un journaliste suisse perçoit la triste figure d'une couturière avec son éternelle bande de tissu tournante.

 

Un professeur d'anatomie des années 30 décrit la technique de relâchement de Julia Marcus nécessaire à l'accélération de son mouvement.

 

Une journaliste française témoigne : « Les mains guident l’étoffe, les pieds manœuvrent jusqu’à l’épuisement, et la femme en noir de plus en plus affaissée tombe d’inanition et de fatigue. Cette danse n’est pas seulement une belle création humaine et compréhensive : elle est un chef-d’œuvre de technique et de rythme. »

 

  Le solo de la Machine à coudre part d'un geste. Sa dramaturgie se construit à partir du déploiement de ce geste : l'acmé est l'apogée rythmique et le dénouement est signé par la chute du corps au sol. En se répétant, le geste s'accélère, se transforme et s'abstrait de la situation de départ. Mais avant le mouvement dansé, il y a citation d'un certain quotidien. Le motif chorégraphique s'inspire d'un geste du monde du travail, l'action de coudre. La chorégraphie ne se limite pas pour autant à l'esthétisation de ce geste : elle révèle les enjeux politiques, les rapports de forces inscrits dans ce geste. C'est du point de vue de la travailleuse, de l'ouvrière, que Julia Marcus met en scène ces rapports induits par le travail industriel productiviste. La frénésie rythmique dans laquelle s'emballe la danse renvoie à la pression de la rentabilité : décélérer serait une perte, une perte économique pour les uns, une perte d'emploi pour les autres. Cette danse s'inscrit ainsi plus largement dans une réflexion socio-économique et politique sur les conditions de travail. Elle prend position sur la question de l'aliénation des plus pauvres. Le solo de la Machine à coudre illustre la façon dont la technique de la danse de Julia Marcus est employée pour exposer des rapports de pouvoir : sa virtuosité est au service de sa critique. 

  Julia Marcus (1905 - 2002) s'est formée à la danse moderne dans la Suisse et l'Allemagne des années vingt. Tout en appartenant à cette modernité chorégraphique, elle en déplace les limites par les choix qu'elle opère pour composer, produire et représenter ses danses. Julia Marcus n'est qu'un exemple parmi les nombreux danseurs et danseuses qui, dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, ancrent leurs pratiques chorégraphiques dans des réflexions et des partis pris politiques. Cependant, réduire l'étude de ces pratiques à un rapport entre danse et politique semble d'emblée insuffisant. L'idée même de rapport suppose en effet d'envisager politique et esthétique comme deux sphères séparées ayant leurs logiques propres. Elle rend donc problématique, voire impossible, l'idée selon laquelle la danse est en elle-même politique.

  Or, une enquête sur les danseuses et danseurs engagés à gauche dans l'Allemagne des années vingt révèle un autre partage politique : ce ne sont pas ces démarches artistiques manifestant des positionnements politiques de gauche qui ont été retenues par l'histoire de la danse. Est-ce que ces danses, trop liées aux problématiques de leur temps, étaient vouées à une absence de postérité ? Est-ce que leur positionnement artistico-politique était trop situé pour être compris par les générations futures ?

  Telles étaient mes premières questions lorsqu'en 2010 je découvrais à Berlin quelques photographies de Julia Marcus. La chorégraphe et chercheuse en danse Yvonne Hardt partagea un ensemble de photocopies du matériel récolté pour sa recherche sur les « corps politiques » sous la République de Weimar. Ce n'était là que des traces encore troubles et souvent altérées par les différentes reproductions d'images. Elles révélaient l'effacement ; l'effacement de certaines danses du passé et leur recouvrement par d'autres danses qui elles, sont transmises, incorporées ou transformées à travers des héritages souterrains. C'est précisément le statut de ces documents et la difficulté parfois à les déchiffrer qui m'a encouragée à approfondir la question institutionnelle et épistémologique de la construction des savoirs dans les études en danse. Ainsi, plutôt que d'opposer artistes apolitiques et artistes « engagés », mon attention s'est portée sur les choix artistico-politiques qui, dès l'époque, situent certaines personnalités en dehors des circuits de la reconnaissance institutionnelle ; quels choix déterminent des prises de position qui excluent des circuits de la mémoire ?

      Extrait de ma thèse "Critiques de danse et danses critiques",

soutenue en juin 2017.

 

 

Yvonne Hardt, Politische Körper, Ausdruckstanz, Choregraphien des Protests und die Arbeiterkulturbewegung in der Weimarer Republik, Münster, LIT Verlag, Tanzwissenschaft, 2004, p 123.

Isabelle Launay et Christophe Wavelet, « Danser pieds nus. Entretien avec Julia Marcus », in Vacarme, n 4-5, novembre 1997, URL : http://www.vacarme.org/article1157.html.

Selkis, « Tanzabend Julia Marcus », Tages-Anzeiger, sans date.

Paul Bellugue, « Julia Marcus et sa technique », Les Archives Internationales de la Danse, novembre 1935, p 22.

Anita Esteve, « Les samedis de la danse. Julia Marcus », Le Populaire, 20 mars 1936, p 4.